« Des songes monstrueux peuplent les épiceries et les églises... et ces formes oubliées surgissent n'importe quand et n'importe où dans mon casino désert, et emportent tout sur leur passage. »
Tel est désormais le quotidien cauchemardesque et halluciné de l'ex-maire de V., condamné à errer sans fin dans les pièces désespérément vides qui ont été, autrefois, les témoins silencieux de nombre de ses aventures sexuelles. Au cœur de sa solitude, les fantômes du passé ressurgissent, prennent brusquement vie sous les yeux du narrateur qui contemple celui qu'il a été et ne sera plus. Point de nostalgie, cependant, pour cet ultime huis clos traversé au contraire par la volonté – presque la rage – de réduire en cendres les créatures, obsessions et fantasmes qui ont traversé toute l’œuvre d'Alex Barbier. Dans un entrelacs de voix narratives qui trouent le silence mélancolique du casino désert, il fait jaillir par la force de sa peinture aux couleurs éclatantes les corps qui se cherchent, se trouvent pour une dernière jouissance avant de retourner au néant. Une technique narrative et picturale magistrale, poussée ici à l'extrême : avec sa Dernière bande, Alex Barbier signe des adieux à la bande dessinée plus subversifs que jamais.
Thématique centrale de son œuvre, sous-entendu dès le titre même, le désir – et plus spécifiquement, les rapports de domination – est au cœur deDernière bande. Domination, d'abord, de la créature monstrueuse Lambert, qui a pris le contrôle de la Terre avec l'aide de ses acolytes Glups et retient prisonnier l'ex-maire de V. C'est par son entremise que les scènes, vécues ou imaginées, naissent sous les yeux du narrateur. D'abord soumis à ces images, ce dernier en devient peu à peu l'initiateur, jusqu'à se libérer totalement de leur emprise par la force du souvenir. De Pablito, éphèbe vicieux et jaloux, à la fille du facteur et aux larbins éplucheurs de patates, en passant par le jeune C. vendu comme esclave sexuel, souvenirs et fantasmes se succèdent, pleins d'une violence libérée. Comme si cette violence même était le seul moyen de faire revivre ces créatures du passé avant de les renvoyer au néant. Comme si, surtout, le sexe était la seule façon de se sentir encore un peu vivant, de conjurer par la luminosité des corps la mort dont l'ombre envahit progressivement les pages. Comme si, au final, seule la tristesse des corps permettait de dire au revoir.
Car il s'agit bien ici d'adieux. Les relations amoureuses ne sont plus que de l'ordre du souvenir, l'errance du narrateur est avant tout une errance dans sa propre mémoire, à travers des lieux et des personnages dont il ne reste plus rien. C'est aussi un retour sur tout un univers auto-référencé dont nous retrouvons ici, amplifiées, magnifiées, toutes les créatures, des monstres Lambert et Glups – qui ne sont pas sans rappeler les Couics du Dieu du 12 – aux jeunes éphèbes dont les corps musculeux traversent toute l'œuvre d'Alex Barbier, jusqu'à la mention du Loup-Garou des Lettres au maire de V. En se définissant dès le début du livre en tant qu'« ex-dessinateur de BD, ex-maire de V., ex-loup-garou », Alex Barbier place d'emblée le monde qu'il a créé dans le domaine du souvenir. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard s'il situe Dernière bande dans l'emblématique casino abandonné de V. qui a influencé nombre de ses décors. Et lorsque le narrateur, face aux ruines d'un passé irrémédiablement disparu, s'écrie à la fin du livre « Mettez le feu au décor ! Réduisez ce décor en cendres ! », c'est bien son univers entier qu'il condamne ainsi à la destruction.
C'est, au-delà, comme le titre l'indique, sur son rapport même à la bande dessinée qu'il tire un trait définitif. Et, pour quitter la bande dessinée, celui qui se considère déjà comme « ex-dessinateur de BD » n'y va pas de main morte. Invoquant le souvenir de ses premières bandes dessinées, irrémédiablement lié à ses premiers émois sexuels, il les détourne, y impose sa marque. Les aventures de la patrouille des C. se transforment ainsi en joyeuses orgies, et le colonel « Burck » Danny, quant à lui, se voit confier la délicate mission d'épuiser les communistes vietnamiens par des séances de « pipage » acharnées. Car ce n'est qu'en s'appropriant, avec la force de son dessin et toute la subversion de sa pensée, les classiques à l'origine de son amour pour la bande dessinée qu'il peut lui dire adieu. Chez Alex Barbier, la bande dessinée, dont il a trituré, malmené les codes que ce soit d'un point de vue narratif – déconstruction du récit, disparition des bulles et des espaces entre les cases – ou pictural avec l'intrusion de la couleur directe, dont il est, rappelons-le, l'initiateur en bande dessinée – est profondément indissociable de la jouissance érotique qu'il n'a jamais cessé de questionner. La déconstruction même des codes de la bande dessinée a été, pendant des années, le seul moyen pour lui de dire, d'exorciser ses obsessions, d'incarner, au sens étymologique (in carne : dans la chair), ses fantasmes et ses expériences sexuelles. Et si cette fois il estime « avoir tout dit », reléguant ses aventures passées au domaine du souvenir, c'est en offrant au lecteur des adieux menés d'une main de maître, dans une véritable apothéose de couleurs.De la jouissance physique à la jouissance esthétique, il n'y a qu'un pas, et dans Dernière bande, les deux sont si inextricablement liées qu'il est bien difficile d'échapper à l'envoûtement provoqué par la beauté des mots et des peintures, par la lumière qui jaillit des images avec autant de violence que les propos tenus. Alex Barbier dit être sorti « vidé » de la création de Dernière bande. Une chose est sûre : vous non plus n'en sortirez pas indemne.
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SKU : FRE-072
28,00 €Prix
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